Valses

de Pascale Henry

 

Au milieu du plateau un lit double dans lequel dort une femme. Elle dort sur un côté du lit laissant   apparaître la place vide. Seule. 

Puis lentement des silhouettes, comme suspendues et à la fois abîmées en elles-mêmes, se mettent à traverser l’espace de son sommeil.

Une femme

J’ai rêvé de toi cette nuit. Tu cassais des œufs dans une poêle à frire. Des dizaines d’œufs. Ça n’en finissait plus. Je regardais tes mains. J’aimais tes mains. J’adorais tes mains. Parce que, sais-tu, tu as fait de moi une poêle à frire qu’on aurait laissée sur le feu sans rien dedans.

Un homme

Il sanglote. Tellement fort qu’on ne comprend rien à ce qu’il dit. Parce qu’il explique pourquoi il pleure mais on ne comprend rien à cause des sanglots. Finalement c’est son chagrin qu’on entend. À un moment au milieu de la bouillie de mots s’échappe une phrase

Je ne voulais pas blesser personne

Une femme

Ils étaient méchants et ne voulaient pas de moi. Enfin presque pas. Alors je désirais désirais désirais. Comme une tordue (folle mon dieu comme une folle). Maintenant je ne veux plus d’homme méchant. Seulement voilà tintin je ne désire plus. C’est tordu. Vraiment non vraiment c’est trop tordu.

Un homme

Pour ne pas te perdre j’ai tout fait. Pour te perdre.

Une femme

J’aime cela, converser dans cette distance imprenable avec vous. Et donc me précipiter contre vous. Vous dire que je vous aime pour cette distance où vous êtes, où vous ne cessez d’enflammer le désir de vous caresser, de caresser votre corps comme les lettres en braille d’une langue étrangère.

Un homme

Je t’interdirais de venir chez moi, de faire l’amour avec moi, de rester dormir contre moi, je t’interdirais de me toucher, je t’interdirais de m’aimer, je t’interdirais de me parler. Comme ça peut-être que tu viendras. Comment il faut faire avec toi  ?

Une femme. Dans la douleur, du manque au vide.

Tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques, tu me manques …Ça y est, je ne sais plus ce que ça veut dire. Ouf  !

Un homme

Quand je te dis recule d’un mètre quand je te dis un mètre un mètre tu sais le faire avec ta voiture tu sais le faire quand je te dis recule d’un mètre alors pourquoi quand je te dis recule d’un mètre avec moi tu me quittes  ?

Une femme

Peur que ça recommence. Peur que tout recommence. Envie que ça recommence. Pourvu que ça. Que ça ne recommence pas. Peur d’avoir envie que ça recommence. Peur peur peur. Envie que ça. Recommence tant pis. Peur.

Un homme

Pour l’ombre de ton ombre l’ombre de ta main l’ombre de ton chien tu peux te gratter je te jure que tu peux te gratter jusqu’au sang parce que je préfère crever. Et puis tu peux crever toi aussi de te gratter ou de ce que tu voudras parce que si c’est ça que tu veux…si c’est ça

Il pleure

Ne me quitte pas.

Une femme

Il suffit que je te vois et voilà. Suffit que je te vois et hop. Fini. Plus rien. Tu apparais et hop. Plus rien. Plus l’ombre d’une ombre. Plus rien. Alors que. Alors que quand même ça ne va pas. Ca ne va pas toi et moi. Je le sais bien quand tu n’es pas là. Je sais si bien tout ce qui ne va pas. Mais voilà. Tu apparais et voilà. Je ne sais plus rien de ce qui ne va pas. Ca ne va pas ça, ça ne va pas…

Un homme

Sans toi c’est plat, sans toi c’est gris, sans toi ça va moins bien qu’avec toi. À part ça je peux vivre sans toi.

Une femme

Tu es vraiment gentil tu sais. Vraiment gentil. Si gentil avec moi tu sais que ça n’est pas possible. Vraiment pas possible d’être gentil comme ça. Pas possible. Il faut que tu arrêtes avec ça. Parce que tu vois je risque de devenir méchante avec toi. Juste pour que tu arrêtes. Arrête. Arrête c’est très gentil vraiment vraiment gentil mais arrête. Arrête.

Un homme

Demande-moi quelque chose. Je ne sais pas moi. D’ouvrir la fenêtre. De planter un clou. De t’emmener quelque part. De faire le poirier dans le couloir. N’importe quoi. Mais demande-moi quelque chose. Ou est-ce que tu veux que je me mette à ne rien demander comme ça  ?

Une femme

Pourquoi tu m’aimes franchement t’as pas autre chose à foutre  ? Regarde-moi ça, regarde-moi, qu’est ce que tu veux faire avec ça  ?

Une femme

Le bien on l’oublie quand on a mal et on a plus envie de rien mais quand le mal s’arrête le bien aussi et ce bien que tu me fais ô ce bien que tu me fais qu’est-ce que c’est pour que je m’oublie ainsi pour que j’oublie le mal que tu me fais aussi.

Un homme

J’ai été t’acheter une montre mais il n’y en avait pas et puis tu n’aimes pas ça, j’ai été chercher des fleurs mais on n’en faisait plus et puis t’aime pas non plus, j’t’ai écrit des poèmes mais les mots me manquaient et puis est-ce que ça te plait, j’ai viré sur ton compte tout ce que j’avais mais seulement j’avais rien puis t’es pas dans le besoin. Voilà. Je t’aime.

La femme endormie se réveille brusquement sur l’évanouissement de cette dernière silhouette

Un chœur. La masse des timbres unis dans une même voix. De la douceur vers une vocifération.

 

Je t’aime

Quoi dehors qu’est-ce qu’il y a dehors

Je suis là regarde je suis là

Tout là tout pour toi

Je t’aime viens

Doucement je caresserais ta tête

Comme tu aimes tu aimes  ?

Personne comme moi personne

Qui sait ce que tu aimes

Viens je te dis

Tu es ce que je préfère au monde

Je te préfère à tout à tout le monde

Je ferais tout ce que tu voudras

Personne comme moi personne

Qui sait ce qui te plait

Viens qu’est-ce que tu fais

Viens

J’ai tout fait pour toi

Mon amour mon amour

J’ai tout fait j’ai tout fait

J’ai tout fait pour toi

Tout ce que j’ai fait pour toi

Et tout fait pour toi et toi

Tu fais quoi

C’est quoi ce que tu fais

Viens je te dis

Viens ma vie

Viens je t’en supplie

Je suis là regarde

Où tu vas  ?

Où tu vas  ?

Où tu vas comme ça  ?

Dehors quoi dehors

Je suis là

Mon amour je t’aime

Je t’aime

C’est plus fort que moi

C’est plus fort que tout

C’est plus fort que toi

Tu verras tu verras

Et déplacer les montagnes

Et mourir pour toi

Et tout ce que tu voudras

Viens je te dis

Qu’est-ce que tu fais  ?

Qu’est-ce que tu fais  ?

Qu’est-ce que tu me fais là  ?

Je ferai n’importe quoi pour toi

N’importe quoi pour être avec toi

N’importe quoi

Tu verras

N’importe quoi

Personne comme moi personne

Qui t’aimera comme ça

Tu verras tu verras

Tu t’en souviendras

Un homme

Est-ce que c’est possible

Que je t’aime – est-ce que je t’aime

Même si j’aime

Partir

Oui partir

Être ailleurs et sans toi parfois

Est-ce que c’est possible

Que je t’aime

Même si tu aimes

Sentir

Le désir

D’un autre que moi sur toi

Est-ce que c’est possible que je t’aime

Et que pourtant je peine

Je me plaigne

Du poids de moi parfois

De ce poids

Malgré l’amour de toi

Est-ce que c’est possible

Que je crie dans l’étreinte de toi

Que je crie mon amour pour toi

Et qu’au loin je sache

Qu’il n’est point d’éternité à le prononcer

Est-ce que c’est possible dis-moi

Est-ce que c’est possible

Est-ce que c’est possible

Que tout ce temps joue contre joue

Que ce tout ce temps joue contre nous

Est-ce que c’est possible

Qu’on ne meure pas de cette paix

Cherchée trouvée

A tous les soirs te retrouver

Est-ce que c’est possible

Que je t’aime

Sans m’endormir avec toi

Dans l’apaisante promesse

De ton corps

Devenu familier

Enfin délivré de l’âpre étrangeté

Enfin apaisé de te courir après

Est-ce que c’est possible dis moi

Qu’on ne meurt pas de ça

Est-ce que c’est possible que je t’aime

Sans la peur de te perdre

Comme pauvre accoutrement

Est-ce que c’est possible

Que je t’aime

Sans te vouloir

Et sans t’en vouloir

De cette solitude où je gis

Est-ce que c’est possible

Que je t’aime

Sans le jurer

Est-ce que c’est possible

Que je t’aime

Est-ce que c’est possible

Une femme.

Elle court en tous sens sur le plateau vide. C’est une course joyeuse et affolée.

J’aime

Qu’est-ce que c’est qu’est-ce que c’est

J’aime j’aime

Qu’est-ce que c’est

Ce soulèvement

D’un tout moi

Que je ne connais pas

Stop

Elle s’arrête et plus bas

Ce n’est rien

Qu’un regard peut-être

Retrouvé

Du plus loin dont on vient

Ou une voix

Qui habite

L’introuvable espace

Du raté raté

Des mots jetés

A tord et à travers

Elle repart et plus haut

J’aime j’aime j’aime

Là mon cœur là ma tête

Là mon sexe

Qu’est-ce que c’est

Là ce que c’est

Ce poids et cette plume de moi

Sus soudain

Apparus

Cet effroi et cette joie

J’aime

Est-ce beau est-ce laid

Ce jeté de soi

En habillé de toi

Ce que je vois

C’est toi

C’est moi

C’est quoi

Elle s’arrête et plus bas

C’est tes mains

Qui pourquoi

Dans le noir

Ont ce pouvoir

De faire fuir la nuit

Qui sur chacun tombe

Elle repart et plus haut

Ce que c’est ce que c’est que ça

Que j’ai là

Un trou me faisant

Me le faisant savoir

Un trop plein

Me créant tout en même temps

J’aime c’est ça j’aime c’est quoi

Un virus

Qui dormait

Attendant que tu viennes

Traque contracte

La maladie

Enflamme le drame qui plane

Ce que c’est ce que c’est que ça

Que j’ai là

Maintenant

Qui avant n’était pas

Qui était n’étant pas

Sans ce tourment de toi

Sans ce serment prononcé

A la lueur de quoi

Qui ne se prononce pas

A la lueur de quoi

Elle s’arrête et plus bas

j’aime j’aime j’aime

Du noir lentement et au centre de la scène apparaît un homme. Il est torse nu. Les cheveux défaits. Au bout de son bras qui pend le long de son corps sa chemise froissée. 

J’ai fermé ma porte et j’espère que vous n’entrerez pas. J’ai une ou deux choses à vous dire que je ne peux plus taire et pour cela je dois pouvoir rester seul.

Cessez avec cette douceur elle m’insupporte. Soyez dure, ne me protégez pas. Arrêtez de me sourire ainsi quand vous me regardez je préfère voir des rugissements dans vos yeux que ce lac sucré et infiniment calme. Votre corps est trop mou trop doux on s’y enfonce comme dans un marécage. Il y dort une menace où je ne peux plus déposer de baiser car je crains que mes lèvres y fondent en s’y accolant. Votre douceur est une lèpre.

Cessez. Regardez-moi sauvagement, avec froideur parfois, ou même avec indifférence si vous le pouvez mais finissez en avec la douceur elle me fait peur, elle me fait horreur car rien d’autre jamais ne vient me soulager d’elle.

Quand je vous vois vous approcher vos mains légèrement ouvertes pour déjà me saisir, il me vient dans le corps l’écœurant pressentiment d’une anesthésie à laquelle je ne sais rien opposer. Je suis, seulement à vous voir, empoisonné déjà par votre regard où nul angle n’apparaît.

Je sais que je vous blesse en vous disant ceci, que je blesse l’amour que vous me portez mais c’est bien à quoi j’aspire. Car peut être alors verrais-je enfin se fendre dans votre pupille ce lac sans fond où vous me noyez. Car vous ne soupçonnez pas le bonheur et le soulagement qui me viendraient si les mots que je prononce réussissaient à faire déborder le lac paisible de vos yeux et à durcir les courbes de votre corps en d’imprenables frontières.

Il faut que je vous inflige une blessure. Chaque mot doit être un coup porté comme autant de coup de couteaux dans votre chair molle et aimante. Il en va de ma vie.

Voyez à quelles extrémités vous me faites arriver, penser à ces coups que je vous porterais me soulage. Et il me vient la terreur d’une frénésie qui pourrait m’emporter à me délivrer ainsi. Je vois votre corps transpercé par la lame et chaque trou que j’y fais me rend lentement à l’air libre. Il me semble que je remonte des profondeurs en poussant le couteau comme je pousserais sur mes jambes pour me ramener à la surface.

Pourquoi me faites vous ça  ?

Je suis autant rempli de terreur et de dégoût que d’amour pour vous.

Car je vous aime mais je ne peux plus souffrir alors que je vous tiens contre moi ce dégoût de moi ou de vous – voyez je ne sais plus cette différence – qui tombe chaque matin comme une malsaine rosée sur nos corps enlacés.

Je tremble de rage en vous écrivant, et chaque phrase est un rempart dressé contre votre infinie douceur, je pleure de rage aussi en pensant que peut-être, elle ne saura l’entamer.

Je redoute de vous revoir.

Je vous aime.

Noir

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