Pascale Henry – Journée du 8 juin – « L’habitude de la liberté »

de Pascale Henry

Chère Virginia,
Il y a quelques années seulement que je vous lis. « Difficile » (c’est votre réputation). Alors que j’entamais « la traversée des apparences » en commençant par la préface et que je suivais avec attention le regard porté sur votre écriture, je trouve vers la fin : VW, « A la suite de Joyce»… « à la suite »… « A la suite »? Enfin c’est ainsi, l’homme qui rédigeait avec attention et admiration cette préface, ne considérait pas votre écriture autrement qu’« A la suite de Joyce» pour lui rendre l’hommage qui convenait.
Cela a fait un bruit singulier à mon oreille de femme…
Votre écriture, telle la côte d’Adam …
Joyce référence, vous marchiez quelque part derrière, inscriviez vos pas dans les siens…
Je songeais à l’éminente différence de vos œuvres… à ce contemporain dont vous saviez goûter le génie mais non l’espace de son écriture.
Enfin, d’un mot, j’étais arrêtée par quelque chose.

J’avoue que j’avance à tâtons avec ses sortes d’agacements et que je sais me méfier aussi de ce corps trop prompt à bondir aux moindres sonorités qui lui pourraient lui rappeler son asservissement. On ne saurait être libre de s’inventer ailleurs, le regard obsédé par l’oppresseur ; on négligerait de s’aventurer au-delà.
Et puis, le sujet est retors, complexe, il échappe à la clarté dés que l’on s’enfonce dans les sous-bois, passée la grande route de l’esclavage historique du corps féminin.
Mais enfin…j’ai voulu m’aventurer et voilà ce qui m’apparaît à propos de ce tout petit détail.
« VW à la suite de Joyce »
Ce n’est pas si facile à distinguer, on n’a au début que ce quelque chose qui renâcle en soi, c’est justement au corps que cela a lieu. Quelque chose se replie, se froisse. On respire mal soudain, le corps comme au placard enfermé par une main invisible, en même temps qu’on s’indigne presque contre soi même de s’arrêter à si petite considération, compte tenu de l’hommage rendu. Oui, presque indigne de relever la chose. On se sent de parti pris, je ne sais quelle querelle mal pensée aux lèvres.
« VW à la suite de Joyce »
Mon corps soudain identifié, semblable au vôtre, comme forcé en un espace impossible que je reconnaissais obscurément, je cherche.
« A la suite » tirait votre corps hors de ses frontières, le poussait « dans les pas de », l’aliénait au « comme » pour le reconnaître, lui faisait porter un masque pour pouvoir le distinguer et le faisait disparaître aussi dans le même mouvement.
Dans ce « comme » quelque chose s’effaçait brutalement, n’était pas lu assurément, n’avait aucune chance d’être perçu.
Il manquait à celui qui écrivait la possibilité même de vous découvrir en cet ailleurs, forcément ailleurs. Lui manquait la possibilité de se découvrir, comme on le dirait d’un toit ou d’un chapeau. Il vous a lu à l’abri de vous. Son corps masculin marqué par la référence, le vôtre s’ébattant au-delà, en toute liberté.
De cet autre côté du monde d’où vous écriviez, d’où les femmes écrivent, où il n’y a ni toit ni chapeau, mais la peau peut-être.
Il me semblait qu’il y avait là l’effacement de votre corps sexué, de ce qu’il a en propre. De ses possibles.
Dans cette reconnaissance qui ne se reconnaît que dans l’entre soi masculin, dans cette reconnaissance qui ne savait vous apercevoir qu’à l’aune d’un seul sexe, vous aviez disparue en partie. Non pas vous, mais les espaces parcourus par votre écriture.
Vous plaçant « à la suite de Joyce », il vous avait distinguée au prix de l’indistinction de votre sexe.
Et alors ?
Me revoilà m’écrasant devant une de ces impasses de l’esprit :
L’indifférence du sexe comme un bien ou comme une répétition invisible de la plaie ? La différence ou l’indifférence ?
Chacun, homme ou femme qui écrit s’ébat de chaque côté des deux pôles du masculin et du féminin mais chacun depuis ce corps sexué. Et distinct dans sa jouissance.
Quand on songe à celle de Joyce, et puisque votre lecteur s’y référait, aucune chance qu’il n’aperçoive vos territoires. Ce qu’ils dessinent en propre.
A défaut de distinguer l’ailleurs, la distinction venait ici du rapprochement. Cette distinction entrainait cette perception homosexuée.
Vous en appelez à l’hétéro. A la fin de cet effacement.
« Il serait infiniment regrettable que les femmes écrivissent comme des hommes ou vécussent comme des hommes » dites-vous « car si deux sexes sont tout à fait insuffisant quand on songe à l’étendue et à la diversité du monde, comment nous en tirerions-nous avec un seul ? »
C’est cela que j’entends dans cette phrase ; l’enrichissement promis par cette différence.
La découverte possible. De quelque chose de neuf.
Il y a ce fondement de l’histoire des sexes, le masculin l’emportant sur le féminin, cette femme couchée des contes, endormie pour toujours sans le baiser de celui qui revenant de je ne sais quelle chevauchée fantastique la fera revenir au monde. Ces contes où l’histoire finit quand elle se réveille. Il y a cet effacement et ce qu’il est au corps et la langue des femmes. Cette langue de colonisée que chaque femme parle à ses filles comme à ses fils, répétant l’infamie dans bien des coins du monde, ces figures du désir masculin, mère, sainte, pute, servante, sorcière où elles s’incarnent.
Et peut-être est-ce en quoi l’écriture les en libère justement. Les femmes se restituant leur corps dans l’écriture, reprenant corps et voix. S’inventant ailleurs. Du moins l’écriture leur en offrant le moyen.
Chacun des deux corps de l’humanité sont des corps « marqués ». Il n’y a pas d’indifférence possible là dessus.
Au cours de cette vie d’écriture, vous avez pris part à la question.
Vous avez espéré que les femmes aient une chambre, « une chambre à soi » ; un espace libre des asservissements du devoir féminin de votre époque pour pouvoir écrire. A la suite ? Non, mais embrassant la possibilité de leur corps libre d’aller et venir dans le monde, libre d’entendre souffler le désir en elle et prenant connaissance de son étendue et de sa diversité.
Cette échappée dans le terrain de vague de l’existence, n’était pas à l’expérience des femmes. Et quand bien même auraient-elles forcées leur porte de recluses, habitées par le désir fou d’écrire, elles n’auraient pas survécu aux pressions, maltraitances et humiliations dont elles auraient été l’objet.
Ainsi en va t’il de la sœur de Shakespeare que vous imaginez pourvue du même don que son frère mais ne pouvant seulement survivre au dehors…
Alors, aujourd’hui oui, nous avons cette sorte de liberté qui n ‘était pas de votre temps ; les femmes, un certain (petit) nombre de femmes circulent librement dans le monde, et leur corps ont bu eux aussi, aux vastes espaces que contient l’existence humaine.
On commence à entendre ce que les œuvres qu’elles en ont rapportées déplacent, rendant la vision à cet œil borgne.
Le corps des hommes, des enfants, celui des femmes nous sont rendus autrement ; l’amour, le désir, la mort, le pouvoir, la filiation prennent d’autres couleurs encore sous la plume de celles qui ont glissé leur vie dans l’exercice.
Et Médée par Christa Wolf n’a pas tué ses enfants.
Des frottements opérés par cet écart de perception qui trouve lentement sa place, advient quelque chose de neuf.
Mais l’affaire est tout à fait fraîche au regard de l’Histoire. Fraîche et fragile.
Et le temps qui est le nôtre ne ressemble en rien au vôtre. La démocratie est passée par là, et avec elle, toutes sortes de conditions nouvelles président aux existences. Hommes et femmes confondus. Et pour ce qui concerne l’activité d’écrire, là où vous aviez du temps nous n’en n’avons plus. Là où écrire était rare, tout le monde écrit. Là où l’argent ne comptait pas – soit qu’on en avait pour toujours ou qu’on en aurait jamais – il compte aujourd’hui plus que tout et pour tout le monde.
Ni l’argent, ni le temps, ni le désir d’écrire et ce qu’il suppose, ne sont donc plus à la même place.
Et, l’égalité décrétée, chacun se trouve donc logiquement responsable de son sort. Les femmes comme tout le monde.
Si d’aventure, en dépit de cette condition nouvelle, demeure un écart de représentation entre les œuvres des hommes et celles des femmes, c’est qu’il en va de la « nature » de cette différence que ferait émerger l’égalité.
C’est la thèse de certains…qui tels des droitiers qui vivent dans un monde fait pour eux ne peuvent entrevoir ce qu’ils en coûtent aux gauchers…égaux soient-ils à eux. L’émergence du sujet femme est donc toujours à l’ordre du jour.
Mais il faudrait dire un mot alors, de ce monde qui ne sait plus s’intéresser au « sujet » pris de passion qu’il est pour « l’objet ». Et de ce que cette passion a d’effets contraires pour la cause des femmes, mais aussi comment elle entraine irrésistiblement les hommes dans cette chute.
« Tous objets » est plus près d’être la promesse de notre condition humaine que de porter l’espérance du contraire, qui verrait les deux sujets homme et femme entrer en conversation.
Mais bref,
Vous écriviez Virginia, qu’il fallait aux femmes vivre assez et librement, qu’elle puissent posséder une chambre où pouvoir se retirer, pour que naissent des œuvres.
Vous l’appeliez, assurée de l’espace neuf qu’il y avait là à embrasser, l’humanité ne voyant plus seulement que d’un œil – vision à laquelle, on le sait, il manque la troisième dimension – mais les deux yeux ouverts.
D’une version du monde à l’autre…
L’une et l’autre se superposant et offrant à nos regards étonnés la profondeur de champ.
S’inventant au-delà de lui-même celle ou celui qui écrit – et cela commence ici – n’a aucune chance d’échapper à son corps. A l’histoire de son corps. A son histoire dans l’histoire de son sexe. Et à la jouissance propre à ce corps sexué.
De ce corps la langue, de cette langue le corps… De ces deux corps la langue humaine.

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