J’ai rencontré Rachid Benzine à l’occasion de la lecture de son texte à la Mousson d’été, où j’intervenais quant à moi à l’Université d’été.
Je suis sortie bouleversée par cette voix qui nous conduisait dans un tissage improbable et inattendu de l’histoire récente qui a soulevé les pays arabes.
Ravie par cette intelligence rieuse qui soulève le pire, par ce regard décillé qui ne craint pas la lumière, par le courage politique de ce texte, par l’affection qu’il porte souterrainement à cette humanité dévoyée si souvent, par l’absence de manichéisme sur un tel sujet.
Car Rachid Benzine nous embarque dans une vision très singulière du printemps arabe et de son atterrissage dans des gouvernements islamistes. Il décrypte surtout – et rend à l‘air libre – ce qui se tient caché sous la férule des pouvoirs politiques et religieux.
Inspiré par l’espérance soulevée lors de l’embrasement révolutionnaire, il s’invite dans le corps de Nour, prostituée et grand témoin des obscurités humaines, des combinaisons du désir des hommes, du sort réservé aux femmes.
Depuis sa chambre où elle reçoit le monde, Nour l’envisage. Lui dessine les contours que sa condition aperçoit.
Lumière aveuglante posée sur les faits, trouvée à l’ombre la plus grande.
Nour, mère, prostituée et fille de prostituée parle.
C’est sa chair qui parle, son œil vif à débusquer le mensonge et les illusions, son humour rempart et clarté, c’est la rudesse de sa condition qui éclaire, c’est ce corps équation impossible entre tabou et désir qui lit, commente, questionne ce qui se passe dehors et au-delà des faits que rapportent les médias jusque dans sa chambre.
Elle parle.
De ses clients, du désordre violent qui emporte la rue et qui menace sa survie organisée dans l’ombre du pouvoir en place, elle parle de son ami, amant homosexuel et blogueur enthousiaste de la révolution, de sa mère prostituée avant elle, de sa fille, de ce destin terrifiant qu’elle veut faire dérailler, elle parle à Dieu aussi. Et ce n’est pas pour lui passer de la pommade.
Dehors le mouvement est en marche et s’avance paré de ses promesses.
Au changement de sa clientèle, autant qu’à l’œil sans fard qui est le sien, Nour devine l’impasse qui se dessine. L’insouciance de son amant à écrire librement l’inquiète. Elle connaît trop bien les hommes, elle les connait « comme si elle les avait faits. »
Mais est-on jamais sûr que le pire advienne quand souffle un vent de liberté ?
Rachid Benzine, dont c’est le premier texte de théâtre, est islamologue. Il a passé une grande partie de sa vie à étudier les textes religieux. Il est familier de la violence métaphorique qui traverse ces textes, violence du verbe destinée à l’envisager, à donner un visage humain aux pulsions et aux désirs qui nous gouvernent, à les reconnaître, à les mesurer en soi, avant que d’en être l’acteur ou le témoin silencieux. C’est aussi de cette connaissance qu’il tire les articulations de ce récit qui ne mâche pas ses mots.
Il fallait de toute urgence entendre Nour…
…
EXTRAiT
Nour :
Aujourd’hui, il faut se déplacer à pied et prendre les ruelles les plus calmes pour aller travailler.
J’ai raconté à mes voisins que j’étais secrétaire dans une entreprise nationale. Une fonction qui me rend respectable à leurs yeux et surtout intéressante.
Si je travaille pour l’Etat, c’est que je dois connaitre du monde.
Chacun se dit qu’un jour, éventuellement, je pourrai rendre un service.
Accélérer l’obtention d’un papier, recommander quelqu’un pour un emploi.
Certains pensent même que je pourrais travailler pour le renseignement intérieur. Alors on ne me pose pas de questions.
C’est mieux comme ça.
De toutes façons qu’est ce que je pourrais leur dire ?
Que les seules personnes importantes que je connaisse sont celles qui se glissent secrètement dans mon lit et entre mes cuisses pour quelques billets ?
Le régime ne cherche même plus à masquer les traces des affrontements de la nuit. Des barricades fumantes et des carcasses de véhicules renversés envahissent la ville.
La mort à chaque coin de rue, c’est comme un peu de vie qui revient.