Déraillement
de Pascale Henry
Il court.
Il avale des kilomètres de couloirs de moquette feutrée des dossiers greffés à son bras.
Putain putain putain ça dit dans sa tête pendant qu’il court putain putain putain.
Il sait parler de ses dossiers, très bien, très vite, sans les avoir lu, il a appris à photographier des phrases clef, il est entrainé, réputé brillant. Ca fait une boule quand même sous le col de sa chemise. Ca l’énerve. Depuis le temps.
Sous ses yeux des cernes noires, il est mince, il file à grande vitesse dans un costume cintré les cheveux gominés matinal au sortir de la douche tous les jours à 5H, les cernes noires ne s’effacent plus, sa peau le trahit. Il boit trop, il fume dés qu’il peut franchir les portails de sécurité, sans plaisir, vite, les yeux dans le vide.
Il sent qu’il a perdu le souffle putain putain putain il passe un doigt dans le col de sa chemise, tire.
Dans cinq minutes il doit délivrer le contenu du dossier qu’il a sous le bras au parlementaire qui l’attend. Il aura cinq minutes. Il n’a personne dans sa vie, il n’a pas le temps. Quelque fois dans la nuit les draps le brûlent. Sa peau prend feu. Il s’en occupera quand il aura le temps, pour l’instant il achète de la pommade contre l’eczéma de contact.
Elle est assise.
Elle avale un café de la veille dans la cuisine. Elle pense à son fils. A cette habitude qu’il a pris de rester en bas avec les autres. De rentrer sans rien dire quand elle est déjà couchée. Quand elle pense à lui, elle ne peut pas s’empêcher d’avoir envie de l’attraper par la peau du cou comme un lapin échappé du clapier et de le remettre dans sa cage en faisant claquer la petite grille pour lui apprendre qui commande ici. Ensuite elle lui parle fermement de son grand-père. Parce que quand même. Parce que pour elle il est comme un monument municipal avec des fleurs et le drapeau français et elle ne comprend pas que son fils ne le regarde jamais. Elle lui parle de la colère qui le prendrait à le voir comme ça, les yeux vides, incapable de prendre le train de 5h pour aller un peu plus loin trouver de quoi faire sa vie. Lui qui a laissé des milliers de kilomètres derrière lui pour s’installer ici et finir au bout d’une vie par faire cette maison dans laquelle il dort entre quatre murs tranquille. Et elle crie « tranquille » comme si elle le giflait. Elle regarde son fils dans sa cage à lapin qui ne dit rien. Les yeux rouges. Elle pense au train de 5h qu’elle prend tous les matins pour qu’ils aient de quoi se régaler devant la télé. De quoi refaire les peintures qui s’écaillent doucement et les fenêtres qui ne ferment plus même avec une bonne claque, ça non.
Il frappe avant d’entrer sur la porte en chêne dessinée par un architecte italien. Une des 500 portes en chêne massif qui défilent le long des couloirs à l’ovale délicat répété sur cinq étages et qui conduisent vers une verrière monumentale qui domine la capitale. Quand il entend « entrer » ce qu’il va dire défile déjà dans sa tête. Il essuie un peu de sueur qu’il sent perler sur sa lèvre supérieure.
Elle frappe à la porte de sa chambre. Ca ne répond pas. Elle entre. Ca sent la sueur, les pieds et cette odeur âcre de l’herbe à lapin. Elle regarde ce corps d’homme qui la dépasse, cet enfant qui dort dedans, cette vie qui attend.
En cinq minutes il délivre une volée de chiffres et l’image alarmante qu’elle dessine. A la quatrième minute il parle de choix. Dans les dernières secondes il ouvre une fenêtre : La spéculation sur une interversion de la balance positif négatif s’exprime dans la suppression des lignes ferroviaires à faible occupation dans les villes de moins 50.000 habitants.
Dans cinq minutes elle le réveillera, aujourd’hui il prendra le train de cinq heures ca ne peux plus durer, les trains c’est pas fait pour les chiens. Et dimanche elle le trainera sur la tombe de son grand-père. Quand elle songe qu’il a fait le voyage à pied elle se demande ce qu’on a fait à son fils.