CE QUI N’A PAS DE NOM

de Pascale Henry

Dans le noir 

Ma chère amie,

Tu me demandes des comptes…

Ce n’est pas lisible je veux dire, intérieurement, tu verras, très vite, quelque chose se ferme, se refuse, toutes les grandes violences ont cet effet. Celle-là en particulier.

Je te donne quand même quelques chiffres, ils sont le fruit d’un travail minutieux, mais tu trouveras beaucoup de monde pour les discuter, à conséquence de l’impossible représentation.

Aujourd’hui il manque 200 millions de femmes dans le monde.

1 femme sur 3 est violée, battue, abusée sexuellement chaque année, ce sont un milliard de victimes.

Entre 19 et 44 ans, la violence domestique est la première cause de mortalité chez les femmes.

60 millions de filles chaque année sont victimes d’agressions sexuelles sur le chemin de l’école. Les violations des droits de l’homme les plus ancrées concernent les petites filles, sans que cela n’apparaisse sur les radars du monde.

Ecoute, ces cinquante dernières années, plus de femmes ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes, que d’hommes ne l’ont été sur les champs de bataille du 20e  siècle.

200 millions de disparues.

Rappelle à ta mémoire les chiffres de quelque récent génocide pour essayer de te représenter ce nombre impossible.

200 millions à la seule raison d’être des femmes.

Voilà pour les chiffres.

Sans oublier que cela ne s’arrête jamais, qu’à chaque jour qui passe et qui voit naître des filles, le compte à rebours continue.

Ce n’est pas tant l’extrême violence, que son invisibilité qui fait vaciller l’esprit et parce qu’elle concerne l’humanité dans sa représentation la plus élémentaire.

Pour cette part d’invisibilité, aux manuels d’histoire en premier, peut-être tient-elle à cela  : «  Quand les hommes subissent l’oppression c’est une tragédie, quand les femmes la subissent, c’est la tradition *.  »

Bon courage amie,

Mon corps d’homme, exclu du secret de donner la vie, te serre contre lui.

Ps  : Tu as oublié quelque chose chez moi, qui est à toi.

(* Letty Cottin Pogrebin)

 

Trio tragique – (Cassandre, Iphigénie, Médée)

C  : Sur ma langue le divin crachat

I  : Sur ma gorge le paternel couteau

M  : Sur mon ventre la tâche immonde

C  : Ma langue est souillée

I  : Mon corps la pierre du sacrifice

M  : Mon amour meurtrier

C  : Graine de poisse

I  : Biquette illuminée

M  : Sorcière hystérique

C  : Enfermée violée vendue

I  : Trompée sacrifiée

M  : Offensée au dernier point, arnaquée, exilée

M  : Ma fureur fait fureur

I  : Ma soumission adoration

C  : Ma clarté obscurité

C  : Au crachat sur ma langue j’ai perdu la parole je parle folle

I  : Au couteau sur ma gorge j’ai dit oui oui oui finalement oui

M  : À l’océan du désir à la vague sauvage j’ai été défigurée

C  : Légitime jamais, pas de mariage, des hommes qui me veulent et me prennent

I  : Pas d’homme moi je suis morte pour le désir de papa je n’ai connu que papa et couic

M  : Légitime ma vengeance, ma vengeance seulement, mon désir jamais

Toutes  : Do you remember me  ?

C  : Apollon a craché dans ma bouche, Ajax m’a violée, Agamemnon m’a prise

I  : Celui-là c’est mon père

C  : Je meurs assassinée par sa femme point final

I  : Celle-là c’est ma mère

C  : Jalouse de la prise de guerre qui partageait de force la couche de son mari, c’est à    pleurer

I  : Couic  !

C  : Je blablate dans le vide, bouche salie

I  : J’ai perdu ma virginité sous le couteau du sacrifice, déflorée par papa quoi

C  : M’a enfermée à double tour dans une tour mon père à moi, m’a bouclée

I  : Pour ne pas rester chèvre j’ai parlé avant le couteau

C  : Je vois je pense je dis et c’est folie, je tremble devant ce que je vois, c’est maladie

I  : Me suis hissée au-delà de la bête au seul instant de ma mort n’ai parlé haut et fort

qu’une seule fois et gagné l’éternité par le couteau

M  : J’ai quitté le pays de mon père, j’ai pris la liberté d’aimer et suis sortie de l’humanité

I  : Haut et fort une seule fois couic et vénération

M  : Je suis la femme sans lieu

C  : Mon nom dit «  celle qui parle et que l’on n’entend pas »

M  : Aux racines du mien s’enroule «  méditer et concevoir  », à son évocation on tremble

I  : Au mien, jouissance de l’obéissance non  ?

M  : Fascinante, puissante, terrifiante

I  : Fascinée, impuissante, consolante

C  : Belle à regarder, repoussante à écouter

Toutes  : «  Le silence est d’ordinaire notre parure. La gloire des femmes est de ne pas en avoir et de mener sans bruit une existence d’épouse et de mère.  » On a fait du bruit.

C  : Mes prophéties sont célèbres d’être hurlées à mort et dans le vide

I  : La plus célèbre des vierges mises à mort  !

M  : J’aurais tué comme personne pour l’amour d’un homme. Jusqu’à mes enfants.

I  : Papa l’a fait lui aussi

M  : C’est pas pareil bichette, livrée au couteau de l’égorgeur tu fais rêver, moi flipper

(à I) : «  Forcé de le faire, les dieux ont parlé  » il a dit le boucher quand j’ai interrogé

ton père

I  : Je sais mais quand même j’étais mortelle moi, je l’ai senti passer

M  (à I) : Si j’ai assassiné, ton père non. On verra ça plus tard.

C (à I)  : Impossible de dire le mot j’ai essayé de lui faire dire, il n’y a pas de meurtre

I  : Ah bon

Toutes  : Nous sommes nées des grands récits de la renommée masculine.

C  : Oiseau de mauvais augure

I  :  Chevrette, bichette retournée comme une crêpe

M  : Lionne indomptée crainte redoutée

C  : (elle tire la langue et fais l’oiseau) Blablablablablablabla croaaa croaaaaa

I  : Méééééééééééé, méééééééé

M  : (rugit et sort les griffes) ROOOOOowaoooo

C  : Je suis Cassandre, fille de Priam roi de Troie

M  : Médée, fille d’Aétès Roi de Colchide

I  : Iphigénie, fille d’Agamemnon, rois des rois, chef de guerre vainqueur de Troie

C  : Femme de personne, violée, vendue

I  : Femme de… ben… rien, mariée à la mort couic

M  : J’ai aimé Jason

Silence

Toutes  : Do you remember me  ?

 

Médée 

M  : Entend ma sœur de coulisse et héroïne, si tu cherches mon nom à infanticide tu le        trouveras. À sorcière, à étrangère tu le trouveras. À amante célèbre peut-être.

Mais tu ne sauras rien de moi, que les cris et les folies qui furent les miennes à l’oreille d’un homme.

Les femmes ne jouaient pas. N’assistaient même pas au spectacle.  Ce sont les hommes qui jouaient les femmes qu’ils avaient écrites. Qui les jouaient et en apprenaient ce qu’ils avaient écrit.

Qui est Médée  ?

En coulisse un corps qui attend.

Sur la scène, un corps fantôme d’elle-même.

On peut le traverser complètement de la main sans le toucher sans le saisir sans l’entendre jamais.

Le corps fantôme est sur la scène, de chair et de sang d’homme, c’est une femme, hors d’elle, c’est une invention presque totale, mais leur langue le parle, lui donne les contours qu’aperçoit leur désir, si bien, si bien que l’imposture devient corps.

Leur langue est puissante, détaille, sculpte les plus fines attaches, approche les abîmes. Mais ce sont les leurs et celle qu’ils inventent se présente à eux sous leurs traits.

Écoute pleurer le cœur d’Iphigénie dans le corps de ce jeune acteur qui prête vie à ses supplications, vois le cœur des hommes s’ouvrir à l’espace du sacrifice en eux. Il s’incarne dans une jeune vierge qui sous le couteau de l’égorgeur se donne à la Grèce comme à son père. Le spectacle est sublime mais Iphigénie n’existe pas.

Qui est Médée  ?

Écoute

Au bocal de leur fantasme, l’image.

Ils sont comme des aveugles se confirmant leur présence. D’une montagne à l’autre ils se hèlent et forment avec leurs bouches un nuage de vapeur qu’ils appellent femme.

En coulisse un corps qui attend. Qui n’a pas encore parlé.

 

Cassandre

D’une beauté partout célébrée

Mon nom dit  : celle qui fait le malheur des hommes

Ils meurent de m’approcher

Agamemnon est mort assassiné et Ajax foudroyé

Les deux m’avaient il est vrai approchée de près

Prise de guerre d’Agamemnon je fus livrée de force dans sa couche

Quant à Ajax il m’a violée

L’histoire ainsi célèbre ma destinée

Cassandre porte la poisse  !

Un temps et ailleurs en elle

Entends ce corps de silence

Et où s’est logée la faute

Un temps 

Sur ma langue ton crachat

Et mes paroles au vent

Enfermée en ma tour à double tour je vois

La vie des hommes me présente ses ombres, me révèle les malheurs qu’ils embarquent sans les voir dans la cale des bateaux d’où ils lancent leurs glorieux assauts, malheurs qui se répandront bientôt livrant leur cargaison épouvantable à leurs yeux d’enfants hébétés devant la perte

Je dis en tremblant je dis

Mais folles les visions folle la parole

Fou le corps qui énonce sans oreilles pour l’entendre

Il tremble de ce qu’il voit autant que du tournoiement sans écho qui l’emplit

Mon nom dit  : celle qui parle et que l’on n’entend pas

Entends l’escroquerie

C’est pour se distraire qu’Apollon m’a donné la parole

Et me distraire aussi que je lui ai demandé c’est vrai

Se distraire

Lui de mon corps

Moi de l’ennui où je me tenais

Tu ne sais pas l’horrible ennui d’être femme

Ce tourne en rond

Rond rond d’animal domestique

Attendant le retour de son maître

Ses journées passées entre quatre murs

Cette voix pour rien

Ce corps destiné à adorer

Inventé de toutes pièces pour le regard du propriétaire

Quand un autre en dessous entend cruellement le goût donné à tous les corps vivants de courir, de grimper aux arbres pour voir plus loin, de marcher tête nue dans les rues, d’étudier la courbe du soleil et la finalité de la vie  ?

Ô le mortel horizon des jours pliée tout entière aux  parures,  de ses heures perdues au miroir à s’enduire de ce qui rendra la peau bonne à manger…

Comment habiter un corps où parler est négligeable ?

 

Iphigénie

Papa m’a fait ça

Ce n’est pas qu’il ne m’aime pas c’est comme ça

Papa m’a fait ça

Papa pleure

Papa ne peut pas protéger ce qu’il aime

C’est plus fort que lui

Ce n’est pas qu’il ne m’aime pas

Papa se tord les mains

Du sacrifice qu’on lui demande c’est à papa qu’on le demande

Parce que les dieux lui parlent, pas à moi

Lui qui souffre de ce qu’on lui réclame,

Et qui n’attend pas

Mon corps est à papa (elle chante, vf Marylin)

Papa entend ma voix qui le supplie morceau de lui qui ne veut pas

Ne m’entend pas moi

Pense à son cœur en ses contradictions

À ce qu’on va lui prendre qui est à lui

Oh ma chérie dit papa pourquoi  ? Pourquoi  ?

Pourquoi  dit papa

Abattu livide blanchi par la divine ordonnance

Il me dit ça à moi

Si je n’étais pas

Ce petit morceau de lui qu’il chérit comme tout ce qui est à lui

Si je n’étais pas à lui

Il ne pourrait me rendre à la nuit

Il faut qu’il endure la perte punit  ?

Qu’ai-je à voir avec les offenses commises par lui  ?

Morceau de papa on lui enlèvera mon corps qui est moi et pas à moi

Mon corps à lui retiré

Province, village en papa rayé de la carte

Je suis le sacrifice en papa

Je suis le corps en perte de papa

Lui qui souffre pas moi

De ce qu’on lui demande là

Qui le plie le blesse le contrarie

Morceau de lui comme si c’était lui

Je suis Iphigénie en papa

Iphigénie n’existe pas

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