Reste le vent

de Pascale Henry

 

Ils n’ont plus d’histoire, elle dit. Alors lui avec son petit bateau dans les mains, il se met à crier. Il est ridicule, obscène. C’est un roi en couches-culottes avec de la barbe et des muscles qui trépigne en serrant son bateau dans les mains. Elle lui dit arrête tu me fatigues. Mais lui rien ne l’arrête. Il veut voir son bateau flotter et il crie. Il n’y a pas de mots dans ces cris c’est un hurlement de rage et sous le battement frénétique de ses pieds furieux, il écrase la plage toute entière. C’est triste, elle dit, l’horizon s’est vidé. Elle parle doucement parce qu’elle ne parle pour personne. Elle entend sa phrase se perdre dans le vent et elle voudrait s’attarder sur cet effacement, laisser son corps boire l’impression lentement mais il tire maintenant sur sa robe et montre les dents. Quand elle lui fait face, elle sait qu’elle l’a laissé trop longtemps tournoyer dans son cri, que la jouissance l’a emporté et qu’elle ne desserrera plus son étreinte. Elle voit enfler la menace dans la pupille du roi, son corps à elle sera bientôt tout ce qui reste pour que le cri finisse quelque part. Alors elle se couche et laisse son corps pour mort au bord des flots puissants. Surpris par le corps dérobé à son emprise sauvage, le roi manque de basculer dans la béance soudaine et ses cris s’éteignent aussitôt. Arrêté, il s’abîme dans l’absence de mouvement qui gît maintenant sur le sol. Il a au visage une moue d’enfant déçu. Elle, la joue contre le sable, écoute le silence qui s’est fait. Elle pense à l’horizon et elle voit des mots prendre le large et faire des phrases mais elle ne peut pas les lire. Le roi fixe d’un oeil vide le bateau échoué et son pied nu frappe sans lui le flanc de l’allongée, à petits coups tristes et réguliers. Le roi pleure. C’est un spectacle dégoûtant, mais il n’y a personne pour le voir. Elle pense qu’il faudra que cela finisse, qu’elle ne pourra pas rester beaucoup plus longtemps cachée dans cette fausse mort qui lui sert d’abri. Tout à l’heure elle se lèvera et elle sait que les cris du roi reprendront, il lui faudra des forces, des forces à user dans ce combat stérile. Il y aura l’horizon de nouveau, et ce bateau de rien, ce bateau sans histoires, ce roi sans voix, et le vent. … Il n’y a plus ni plage ni horizon, elle dit, mais le vent souffle. Elle méprise le roi alors qu’elle est couchée à ses pieds et elle pourrait lui rendre comme on vomit la haine qu’il fait grandir. Elle voudrait que le roi se penche sur elle. Qu’il s’inquiéte de ce corps aux arrets. Elle sourit de ce désir naissant alors même qu’il est sans possibilité aucune. Il n’y a pas de question dans le roi. Pas de pourquoi. Le roi édicte sa loi depuis la misère de ses viscères. Et son pied réclame qu’elle se relève pour le satisfaire. C’est une scie contre son flanc. Ca ne fait pas mal. Les dents ne mordent pas la chair, ne déchirent pas. Ca ne fait pas mal, ça va vers l’usure. Sans la chercher. Lentement, sans volonté à proprement parler, sans but précis que de pénétrer jusqu’à l’usure, jusqu’à l’effondrement. Elle dit, c’est inquiétant. Elle pense au feu, au soulèvement de la mer, aux armées d’antan qu’on voyait avancer depuis les collines. Elle pense à la mobilisation que cela faisait naître. Aux nerfs, aux muscles, au verbe sommés de vivre. Ici tout est calme dans l’inquiétude. On ne voit rien. A l’horizon rien qui ne ressemble à ce qui inquiète le coeur et qui surgira à l’horizon pourtant. C’est effrayant, elle dit, ensevelie volontaire dans son corpscercueil. Les coups se sont arrêtés. Depuis combien de temps ? Elle ne sait pas. Depuis combien de temps, elle ne le sait pas, elle est partie trop longtemps. Elle a peur soudain. Une peur de sueur qui monte lentement jusqu’à sa gorge qui devient d’acier. Il faut qu’elle bouge. Qu’elle regarde. Qu’elle sache pourquoi le roi se tait tout à fait. Temps PAPA ! elle hurle là où elle croit lui faire face Debout sur ses pieds aussi vite qu’elle est tombée Elle hurle pour le faire reculer Les yeux fermés par le cri puissant épuisant tout sur son passage Temps Papa, elle dit dans un souffle alors qu’elle rouvre les yeux Le Roi n’est pas là Là où elle l’a laissé, il n’est pas Le Roi a disparu emportant son bateau avec lui. C’est fou, elle dit et elle tremble. Des jambes et du carambolage de mots, de phrases et de morceaux d’histoires accrochés derrière son cri qui se fracassent contre le silence. Elle reste sans voix devant l’effacement. La gorge à craquer des mots entassés à l’orée de les dire. Comment raconter, elle dit, et à qui ? ce bateau si petit. Ce bateau où, plus on se plie et moins il y a de place. Comment raconter ce bateau sans place, ni phrases, ni histoires pour traverser ? Ce bateau juste bon pour se noyer. Le vent emporte tout, elle se dit. Et elle marche maintenant le long de la plage. Elle pense au ravage du vent et elle se souvient d’une légende que le vieux roi portait dans son manteau autrefois. Elle affronte le vent de face et cherche dans ses pas les mots de la légende. La légende dit :… la fille du roi calme le courroux de l’océan, elle est la protection inattendue, la face propice de l’eau, quand l’autre est celle qui engloutie. Elle dit : …le vieux roi est la mémoire du monde, celui qui a recueilli la longue histoire des hommes. Et puis … Le Vieux roi retient sa fille prisonnière. Elle doit émerger de tout ce passé dont l’accable son père. Un principe actif viendra l’éveiller et la libérer du poids de cette contrainte. Elle ne comprend rien à ce qui revient sous ses pas mais elle aime entendre ces fragments du manteau d’autrefois. Il faut qu’elle marche encore.

Brève auscultation du mythe d’Iphigénie dans le temps contemporain ou comptant pour rien ou content pour r’in Pascale Henry _ Nov O8

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