Liberté

de Pascale Henry

 

Les personnages de ce texte sont imaginaires en dépit des apparences.

 

C’est Véronique qui m’appelle. Véronique lit beaucoup. Peut être qu’elle n’aime pas tout le temps lire ce qu’elle lit mais elle sait, depuis le temps qu’elle lit, le temps que ça prend d’écrire, ce que ça coûte, l’attente que ça produit d’envoyer un texte, alors quand elle en a marre de lire tout ce qu’elle doit lire, elle pense à toutes ces heures de solitude, elle se représente un instant ce visage qu’elle ne connaît souvent que par les phrases que son imaginaire déchiffre et ça calme un peu son ennui ou sa colère quand ça arrive, et elle persiste. Quelquefois ça ne sert à rien, quelquefois si. D’autres fois elle ne voit pas le temps passer et elle perd du temps après parce qu’elle a du mal à passer à autre chose. Enfin c’est beaucoup de travail mais quand elle a marre, elle se dit qu’elle est encore libre de faire ce qu’elle veut, même si ça ne se passe pas toujours comme elle veut. Parce qu’il y a beaucoup de choses à accepter pour faire ce qu’elle veut. Et quelque fois elle se demande si toutes ces choses qu’elle accepte, parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, ne finissent pas par lui donner l’impression de faire tout ce qu’elle avait choisi de ne jamais faire. Comme par exemple de ne plus avoir le temps de rêver.

 

Mais quand elle arrive à ce point, elle arrête de penser parce que qu’elle ne voit pas par où commencer pour continuer à faire ce qu’elle veut sans faire toutes ces choses qu’elle s’était promise de ne jamais faire. Et elle se dit que ce qui compte c’est de pouvoir encore faire ce qu’elle veut. De toutes façons qu’est ce qu’elle pourrait bien faire de sa colère qui contient toutes ces choses absurdes qui remplissent comme tout le monde ses journées à craquer à part passer pour une hystérique? A l’inacceptable personne n’est contraint ici. On est pas en Corée du Nord. Et son existence, elle la passe agréablement à donner vie aux textes qu’elle lit avec des gens qui ont choisi comme elle ce bord du monde où la vie consiste à lui donner un nom, à la saisir dans le silence du corps, à la peindre dans cette profusion de mouvements invisibles où la vie qui court ne sait pas ce qu’elle vaut.

 

Et ils n’ont peur de rien. Elle et ses copains. Ils n’ont surtout peur de rien, surtout pas peur de regarder en face cette humanité à faire peur. Ils n’ont peur de rien sauf de plus pouvoir faire ce qu’ils aiment. Et c’est tellement difficile d’arriver à le faire, que quand ils tiennent un peu d’argent, un peu d’espace, un peu de la reconnaissance nécessaire pour continuer, on peut leur demander beaucoup de choses. Beaucoup. Beaucoup de choses qu’ils n’auraient jamais acceptées parce qu’ils ont choisi d’être libres. Mais qu’ils acceptent comme le prix à payer pour garder leur liberté. Quelquefois la nuit ça les empêche de dormir et ils sont bien décidés à faire la révolution. Parce qu’il y a des choses aujourd’hui, trop de choses qui dévorent sans pitié l’idée qu’ils se font de ce qu’ils avaient choisi de vivre. Mais le matin il y a toutes ces choses à faire qu’il faut absolument faire avant la révolutionCa tire sur le meilleur d’eux mêmes toutes ces choses a accepter parce qu’on ne peut pas faire autrement, ça pompe les forces vitales, mais s’ils savaient comment faire autrement sans perdre ce qu’ils ont gagné ça fait bien longtemps que ca serait autrement.

 

Véronique lit beaucoup. Elle a de la chance d’une certaine manière, elle le sait. C’est pour ça que depuis un certain temps quand elle sent sa colère prendre le chemin de sortir, elle mesure avec attention si c’est bien la peine de la laisser s’épancher n’importe comment, et elle de s’épuiser dans ce raz de marée qui va la laisser avec l’impression d’avoir pris des risques inutiles pour l’avenir et pour cette fenêtre ouverte sur l’intérieur.

Elle sait bien que c’est contraire à ce qu’elle pense parce qu’elle pense qu’une bonne colère est parfois nécessaire et même la seule chose à faire quand les bornes sont dépassées. Mais même elle qui y serait autorisée plus que d’autres en raison de sa place dans la société qui jusque là attendait des gens comme elle qu’ils secouent le prunier, elle sent qu’on est passé ailleurs et que ce qui la ronge au plus profond ne peut plus, justement, prendre feu au risque d’être ramassé comme un caprice d’enfant gâté. Et ça c’est impossible. Elle ne peut plus.

 

Parce que la lecture honnêtement, la lecture de textes dramatiques en plus, c’est pas le premier souci des gens à qui elle parle. Le souci en ce moment c’est la sécurité.

Alors elle trouve ça miraculeux quelquefois de pouvoir continuer.

 

La dernière fois qu’elle s’est mise en colère dans une de ces réunions où des élus de la république et leurs administrateurs étaient réunis devant son bilan d’activités elle a compris que quelque chose avait glissé dans une faille obscure. Elle n’a rien vu venir parce qu’elle était en train de leur parler de ce qu’elle aime, et qu’elle aime par ce qu’il lui semble que la vie à une autre gueule possible que de se lever abattu par les informations et d’aller travailler la trouille au ventre parce que le travail manque et que ça plie n’importe quelle âme même la plus trempée à la peur de perdre et que la peur de perdre est le début de la soumission. Qu’on ne pouvait regarder sans frémir cette contagion qui s’étendait partout et vidaient les regards pour les remplacer par une lueur de haine. Elle leur parlait de ce jeune homme rencontré dans un atelier d’écriture où il avait été trainé par l’ennui et par l’envie de venir y faire le con. Que ces copains s’étaient bien foutus de sa gueule mais qu’il en avait marre aussi de débiter des conneries à la longueur de journée sur les deux mètres carrés de rue qui faisait leur monde alors on allait voir comment il allait mettre le bordel dans cette réunion de bonnes femmes. Là, elle avait fait une rapide parenthèse pour leur dire que les femmes étaient toujours plus nombreuses que les hommes à ces ateliers d’écriture que c’était intéressant d’ailleurs de constater cette différence, cet appétit des femmes en dépit de leurs craintes devant ce mot mur « écriture » , mais que peut être– et elle l’avait dit dans un rire pour soulager d’avance ces interlocuteurs du poids de revendication qui pouvait lui suivre – peut être est ce lié au fait qu’elles n’avaient pas ou peu la parole. Elle voulait poursuivre, au delà, sur ce que ce fait éclairait : que cette privation de liberté les rendaient plus promptes à se saisir de ce qui pouvait la leur rendre.

 

Mais elle n’avait pas eu le temps d’arriver jusque là. Un voile d’agressivité avait rempli l’espace, pour lui planter un drapeau féministe dans la main et transformer sa tentative d’éclaircissement en blabla inopportun.

 

Elle avait perdu les pédales, troublée par le sentiment d’être soudain honteuse de sa saillie, et avait tenté de poursuivre.

 

De leur raconter comment ce garçon fouteur de merde avait bien foutu la merde mais comment l’ennui qui le vissait aux deux mêtres carrés de la rue et à ses conneries avait reculé devant la lecture de la résistible ascension d’Arturo Ui. Qu’il avait fait rire les femmes de l’atelier avec les histoires en stand up de sa vie et qu’il avait voulu que ça recommence. Que ces copains continuaient à se foutre de sa gueule mais qu’il leur lisait la pièce dans la rue en leur jurant que ça parlait d’eux, qu’il leur parlait de théâtre comme personne sans y connaître rien ni personne. Qu’il lui avait dit qu’il y avait avant et après, qu’il était passé de l’autre côté et qu’il ne pourrait plus revenir dans la bulle même s’il adorait ses copains pour toujours. Que cette bulle était devenue trop petite et qu’il allait présenter le conservatoire national d’art dramatique. Il lui avait dit aussi, « tu sais avant il y avait plusieurs bulles dans le quartier mais on allait d’une bulle à l’autre maintenant c’est la guerre. On se dit bonjour encore mais si ça devait péter … Et il y a des bulles où ne peut plus entrer. Tu vois ce que je veux dire ? C’est même pas la peine d’essayer. Toi et tes copains… »

 

Elle avait voulu leur raconter ça pour leur donner des forces, pour s’en donner à elle aussi. (ces ateliers quelquefois, elle y allait en marche arrière )

Là, on lui avait annoncé que la ligne budgétaire allait être supprimée. Que ça n’avait rien à voir avec elle mais que la situation du pays nécessitait de faire des sacrifices.

Elle avait répondu calmement d’abord à cette histoire de sacrifice que ce serait bien peu d’économie pour de gros dégats et elle allait reprendre l’histoire des bulles pour se faire comprendre mais quelqu’un qu’elle avait vu feuilleter tout le temps qu’elle parlait le tableau xcell de son année l’avait interrompu. Elle en était à «  sacrifier quoi s’il s’agit d’être libres ? »

 

Il avait énuméré le résultat chiffré de chacune des cases qu’elle avait remplie, avec une moue qui lui donnait envie de lui faire avaler son stylo : ça lui prenait un temps fou à chaque fois ces cases à remplir, et il y en avait à remplir pour toutes les autres choses qu’elle faisait, et pour tous ceux qui lui donnaient les moyens de faire ce qu’elle aime. Elle avait compris depuis le temps que ces formulaires à colonnes chiffrées avaient le moyen de tuer, que ça pouvait tuer. Mais elle ne pouvait pas faire autrement que de les remplir. Et si elle avait seulement le temps de réfléchir avec les autres à ce qu’il faudrait faire contre ça elle l’aurait fait depuis longtemps mais ça prend du temps tous ces formulaires à remplir. Alors elle continuait à remplir les cases pour avoir une chance de continuer à faire ce qu’elle aimait faire.

Derrière sa moue, le type au stylo s’était mis à parler de responsabilité politique face à la dépense publique. Puis lui avait rappelé, au cas où elle l’aurait oublié, que le pays vivait sous l’état d’urgence. Et elle avait pété les plombs avant d’entendre solidarité nationale.

Tout était sorti en vrac. Elle s’était sentie propulsée comme une fusée dans un ouragan de mots qu’elle essayait d’attraper pour viser juste. Dans sa ligne de tir la froideur du type au stylo avait déclenché ses bombardements, elle voulait la voir tomber, c’était Raqqa. Elle lui avait arraché des mains sa paperasse, l’avait fait voler dans la pièce et s’était mise à hurler Vive la France ! Et l’avait obligé à la regarder dans les yeux. Trop c’était trop. Mais elle passait par dessus bord, secouée par une tempête classée rouge qu’elle n’avait pas vu venir. Elle essayait de les toucher, de les emporter avec elle dans l’écume qui la soulevait mais une solitude immense remplissait ses poumons à mesure qu’elle cherchait de l’air.

Elle se rappelle très bien les visages consternés qui la regardaient se cogner idiote comme une mouche contre la vitre pendant qu’ils attendaient qu’elle se calme.

Et elle avait fini par s’épuiser. Echouée. Mouette mazoutée. Des cargos au loin on prenait des photos.

Il était temps de sortir d’ici. Et avec le sourire. Elle pensait à cette bulle où n’entre plus personne. A toutes ces bulles qui se formaient en silence, pleine de nouveaux héros prêts à monter au ciel.

Elle avait levé un œil vers sa cible : La froideur du type au stylo n’avait pas perdu un centimètre sous son lance flamme.

« A propos de sacrifice… » elle avait dit en se relevant de sa tempête et elle avait laissé un temps , « on fabrique de manière industrielle un furieux désir de sacrifice oui… qui est en train de nous péter à la gueule. »

Un silence glacial avait suivi. Et les regards s’étaient braqués sur son sac à dos posé sur la table.

Le type au stylo avait rompu le silence sans la regarder.

«Compte tenu de votre position et en tant que femme qui plus est, c’est très regrettable que vous ne compreniez pas ceci : la sécurité est une des premières conditions de la liberté. Nous ne devons pas céder sur ce que nous sommes ». D’un bond, elle l’avait chopé par la chemise, fixé droit dans les yeux et l’avait embrassé sur la bouche. Ultime tentative de le réchauffer à la peau humaine ? Elle ne s’explique pas ce mouvement, encore maintenant.

« Mais qu’est ce que nous sommes …(devenus) » elle s’était entendu penser silencieusement en ramassant ses affaires et l’immensité des atteintes défilait comme une rivière empoisonnée où il faudrait boire encore. Et puis elle avait quitté la pièce dans un froid polaire où elle ne donnait pas cher de ses affaires.

Dans le métro qui la ramenait chez elle, elle avait lu sur son téléphone cette phrase de Virginie Despentes , « ma colère est une colère de vaincue » et ça lui avait fait du bien. Elle s’était sentie moi seule même si c’était triste à crever.

 

Le soir au lieu de faire à manger, elle s’était retrouvée à taper machinalement sur son ordinateur « résiste », pour voir… Il n’y avait que France Gall sur le front quand sa fille avait relevé sa tête ailleurs. « C’est quoi cette tête de pas bien ? C’est possible de rigoler ? T’as perdu ton code d’accès ? On déménage dans 15 m2 ? T’oses pas me dire que tu vas donner ma chambre à un réfugié ? Qu’est ce qu’il y a ? T’as fouillé ma chambre et t’as trouvé un coran son mon matelas ? Tu veux me parler de mon suicide au nutella ? Balance ! ou dis moi cash vas t’acheter un kebab ta tête me revient pas. »

Elle ne savait pas par où commencer pour lui parler.

 

Deux jours après elle avait envoyé un petit mot par mail pour s’expliquer, histoire de se donner une chance de continuer. Elle savait qu’on pourrait lui ressortir sa sortie et filmée en plus, elle avait parlé d’une passion redoutable contractée très tôt pour les mots, pour ce terrain vague où courir, qu’elle avait beaucoup de mal à contenir. Mais qu’elle avait compris. Elle n’avait pas dit quoi.

 

Finalement ils avaient rétabli en partie la ligne budgétaire pour un an, c’était précisé clairement. Soumise à évaluation à mi parcours. Et un tableau XCELL était joint au courrier.

 

Depuis qu’elle s’est rendue compte qu’on ne doit pas parler avec un ordinateur, que c’est une folie, Véronique tient le silence comme arme de résistance dans certaines circonstances.

Ce qui ne l’empêche pas de penser mais de se dépenser inutilement et de garder ses forces pour continuer à faire ce qu’elle a à faire.

Quand je lui dis qu’il y a peut être un risque, « le risque d’avoir du temps » elle me dit… et elle rit.

 

Bref, c’est Véronique qui m’appelle. Elle n’a pas beaucoup de temps et m’explique rapidement : « Ce serait bien si tu pouvais écrire quelque chose. Autour de la liberté enfin tu vois…un petit quart d’heure pour les impromptus » « Ouf c’est grand la liberté » je dis « mais oui oui je vais essayer. »

On raccroche et je me retrouve seule face à la liberté. Et je passe un sale quart d’heure.

 

 

Le 28 août 2017 pour les impromptus de la Mousson d’été

 

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