Lettre à un jeune metteur en scène

de Pascale Henry

 

Cher M,
Tu t’adresses au vieux bonhomme que je suis pour que je guide tes pas ? Mais mon pauvre ami, je ne suis presque plus de ce monde et ma vie s’est faite au beau milieu de formidables illusions quand la tienne commence au cœur même de la chute. Que pourrais-je te dire dont tu pourrais tirer quelques enseignements ? Tout a changé entre tes vingt ans et les miens et plus vite encore qu’entre mes vingt ans et ceux de mon grand père. En cela mon expérience est muette et je ne sais que te conseiller de faire pour mettre un pied dans le métier.
Mais tu vois, dés qu’il s’agit de la questionner encore une fois, la vie continue de hisser les voiles sur ma vieille coquille de noix et comme tu m’interroges, il me vient la gourmandise de ne pas laisser ta question s’envoler.

Alors voici ce que je peux te dire :
Écoute avec la plus grave attention ce qui te conduit vers ce trou noir qu’est la scène. Écoute le rassemblement de tes forces, la densité dont ton cœur s’emplit, la puissante tension qui barre ton estomac à la pensée de voir et t’entendre ce qui n’existe pas encore.
Grave tout cela dans la chair de ta mémoire car tu croiras cent fois le perdre tant la tâche qui t’attend sera l’ennemie harassante de ton élan.
Écoute cette impatience à vivre qui semble trouver son objet dans la création d’une pièce de théâtre. Essaye d’en examiner la teneur, d’en déterminer les contours car c’est elle qui conduira ton effort.
Écoute ce qui s’agite et se réveille en toi dans chaque heure de l’existence, veille sur ton étonnement devant le spectacle du monde car c’est secrètement pour sa traduction que tu te battras avec le vide, que tu déplaceras inlassablement dans l’espace et les mots et les corps et les objets qui finiront par l’habiter.

Lis ce qui te plait. Lis aussi ce qui ne te plait pas.
Lis ce que tout le monde connaît, lis ce qui a reçu la reconnaissance des hommes. Et tâche de reconnaître à ton tour ce qui fait le statut de ces œuvres. Car tu trouveras là de quoi orienter tes sens, affermir ta parole et garder le souvenir de quelques éblouissements qui ne te quitteront jamais et seront comme une boussole où toujours retourner. Reconnais toi des maîtres dans tes lectures, mais laisse-les là où ils sont sans quoi tu ligoteras ton élan dans une répétition stérile où tu croiras les approcher. Nourris ta faim d’apprendre des merveilles qu’ils nous ont laissées mais lorsque tu te réclameras de ces lectures n’énumère pas tes connaissances, que ta parole soit animée de ce qui t’a donné la vie les lisant, parle de cela et non de ce que tu sais. Ne reste pas à l’abri de ceux que tu as aimés. Risque toi au-delà.
Lis aussi ce que tu ne connais pas et que personne ne connaît. Lis-le avec une attention redoublée car tu seras abandonné à ta seule perception. Lis sans mépris jamais.
Méfie-toi de ce qui te séduit comme de ce qui te laisse à la porte. Relis plusieurs fois. Ce qui te séduit comme ce qui te laisse à la porte.
Cherche obstinément le texte que tu voudras porter à la scène. N’attends que plusieurs années pour t’autoriser à céder sur l’urgence de ta quête.
Guette, soit tel un veilleur de chandelles.
Choisis. Aiguise tes nerfs à cette obligation. Supporte de laisser inconnu l’entrevu pour connaître l’approfondissement, supporte de te perdre dans l’accumulation puis de perdre tout ce que tu as accumulé. Renonce avec légèreté si tu le peux, renonce dans la douleur s’il en est ainsi pour toi.
Laisse la peur te paralyser, laisse le doute te couper la parole, laisse l’épuisement te ravager le corps car tu ne pourras rien contre ça. Tout cela sera. Mais ne les laisse pas t’anéantir. Trouve ton ultime appui dans ce que tu refuses de céder à ce qui te contraint.
Va au théâtre. Comme il te plaira. Peu ou beaucoup. Mais va t’asseoir là où tu convies toi aussi. Rends-toi disponible à ce qui va venir. Ne te méfie pas. Oublie ce que tu cherches.
Si tu t’ennuies, profite de ce que le spectacle ne capte pas ton attention pour regarder le plateau et réfléchir à ce que tu es en train de fabriquer. Ne réserve ta colère qu’à ce qui en vaut la peine.
Tu aimeras peut-être peu de ce que tu verras. Mais aimes-tu sincèrement beaucoup des êtres que tu rencontres ?
N’oublie pas qu’il y a en a d’autres que toi. Oublie qu’il y en a d’autres que toi. Et qui font la même chose que toi. Ne te mesure pas au reste du monde, trouve ta mesure dans l’exigence du regard que tu poses sur le monde. Tu n’y es que pour un temps, ne perds pas ton temps en de vains combats.
Ne crains ni la misère, ni l’humiliation, ni l’indifférence. Ce sont les fées qui couvent les berceaux de ceux qui partent à l’aventure. Et souviens-toi qu’il est plus rare d’échapper à leurs vœux que de les voir se réaliser.
N’attends pas la reconnaissance car tu ne la trouveras pas, même sous le feu des applaudissements, même sous les concerts de louanges. Mais sache accueillir généreusement l’enthousiasme ou les bouleversements qui te sont adressés. Si on t’insulte fais comme tu peux. Sers-toi de tes poings ou de ta langue. Pleure ou courbe le dos mais oublie vite les coups portés car les laisser te briser serait un bien piètre moyen de renoncer à tes désirs.
Parle généreusement de tes projets à ceux qui pourront les porter. Car il te faudra trouver de l’argent. Beaucoup et très souvent. Applique-toi à faire partager tes engouements et tes questions et ne doute pas qu’on puisse les entendre. Même la porte dix fois fermée sur tes doigts.
Tourne ton effort vers la rencontre. Estime toujours ceux à qui tu t’adresses comme des amis que tu convierais à ta table. N’écoute pas ce qu’ils veulent manger, prépare avec passion ce que tu voudrais leur faire partager. S’ils n’en ont que peu de plaisir ne t’attarde pas trop longtemps sur leur déception, elle pourrait t’empêcher de recommencer. Recommence. Cherche encore dans le corps des acteurs, dans la langue du texte ce que tu veux voir apparaître. Perds toi de nouveau, ne soit jamais assis, veille sur ce qui manque.
Recommence. Autant de fois que tu en auras la force. Recommence m’entends-tu ?

Mais il n’est pas nécessaire que j’insiste de la sorte. Si tu es de ceux qui poursuivent sincèrement une énigme tu ne céderas jamais qu’en apparence aux empêchements, aux refus répétés et aux humiliations dont tu seras l’objet. Même si à ta mort ton destin paraît bien peu enviable si tu n’as pas croisé la reconnaissance de tes contemporains.
Mais mon ami je plaisantais.
Il n’y a là rien qu’il faut que tu écoutes. Il y a là presque tout ce que tu dois oublier. Je te le dis le plus sérieusement du monde, ne fais rien de tout cela si tu veux inscrire ton nom aux frontons des salles de théâtre du monde.
Apprends les techniques de marketing.
Étudie très attentivement les circulaires ministérielles, les chartes culturelles, les conditions d’attribution des subventions de toutes sortes, étudie tout cela avec grand soin et apprends à faire des dossiers impeccables qui répondent parfaitement au cadre. Rédige tout cela sans négliger aucun point, conforme ton passé à ce qui est demandé, fais-le sans état d’âme.
Saigne-toi, mais débrouille-toi à engager un graphiste qui donnera un image identifiable de tes projets.
Sors, montre-toi, déplace-toi partout où tu peux rencontrer ceux qui peuvent te servir.
Laisse ta timidité et tes doutes au placard je t’en conjure, sois aimable, drôle avenant, culotté. Laisse toujours derrière ton passage une carte de visite, un bon mot, un dossier impeccable, une menace de succès.
Sois cultivé. Connais tes classiques et fais entendre tes références. Sinon, ais l’arrogance séduisante de la radicalité, méprise le texte et la culture.
Pense à la multitude de projets qui encombrent au mieux les bureaux, au pire les poubelles des directeurs de théâtre. Mets-toi à leur place, pense à l’harassement qui est le leur, au manque de temps, à la pression continuelle qu’ils subissent et demande-toi comment tu pourrais attirer leur attention et faire briller un peu de désir dans leurs pupilles suralimentées.
Écoute la demande du public, écoute la demande des directeurs de théâtre, écoute la demande des politiques et tâche de t’y glisser avec talent, mais n’oublie jamais de t’insurger dès que tu en as la possibilité. Proclame publiquement qu’aucune activité artistique ne peut s’assujettir ni à la demande du public ni à la demande des directeurs de théâtre et encore moins à celles des politiques. Dis-le avec force.
Ne soit pas complexe soit sentimental.
Ne cherche pas à comprendre, dénonce.

Pense National, pense International, vise loin. Choisi toujours tes projets là où ils pourraient te servir à conquérir.
Comprends le monde dans lequel tu vis.
Sois efficace.

Ne rêve pas.
Tu es un artiste. Dis-le.
N’attends pas qu’on te désigne. Proclame.
As-tu bien compris ?
Maintenant je vais te dire autre chose. Tout ce que je viens de t’écrire ne vaut rien. Il n’y a pas un côté ou l’autre du monde. Il y a le monde tel qu’il s’offre à nous au moment où nous y faisons notre modeste traversée. Tu viens au théâtre à l’heure où règne presque partout un goût d’étagères et où les visages des humains ont attrapé le reflet des vitrines. Aussi monstrueux que cela pourra t’apparaître parfois puisque ce qui t’occupe n’a pas de prix, c’est dans ce monde et au cœur de ses contradictions qu’il te faudra vivre. Et mourir pour ce qui te concerne sera aussi bien galvauder l’exigence secrète qui te porte que la brandir comme un glaive. Il ne faut donc ni s’éteindre, ni vivre d’expédients et ce n’est pas une mince affaire, je te le jure.
Il ne sert à rien de klaxonner devant un mur pour qu’il vous libère le chemin. À moins d’y trouver la raison d’une existence mais enfin…
Alors il s’agit d’autre chose.
Il n’y a ni fusil, ni prison qui te menace. Mais ce qui est là te menace aussi sûrement qu’un fusil ou que la prison. Mais même avec un fusil braqué sur la nuque, il y a en nous une résistance possible à ce qui cherche à nous tuer. Il faut chercher cela autant que ce que nous cherchons à dire. Sinon nous ne trouvons que d’heureuses raisons d’abdiquer ou de servir.
Et ce n’est pas d’une résistance stérile, habillée de posture outragée et de brillantes vindictes lancées contre l’ignominie dont je te parle.
On a le cœur soulevé presque aussi facilement qu’on a faim.
C’est de ta patience pour la lenteur avec laquelle les choses humaines veulent bien se déplacer qu’il adviendra quelque chose. De ta patience et de ton acharnement à les comprendre que le théâtre que tu fabriqueras aura quelque chance d’éclairer un peu de l’obscurité dans laquelle nous titubons.

L’histoire du théâtre où tu rêves d’inscrire tes pas n’a jamais été si pourvoyeuse en moyens de toutes sortes pour t’accueillir. Alors soit content. Tu trouveras vite un peu d’argent, et des salles où faire tes premiers pas pourvu que tu te prêtes à quelques exercices démocratiques. J’entends par là que tu veuilles bien faire preuve de disponibilité au souci de la politique culturelle de ton temps qui veut que les arts soient à la portée de tous et que les artistes participent activement à cet effort de guerre.
Garde-toi d’exposer au premier plan ton souci du spectacle et ton goût pour ces heures de labeur retiré dans le noir de la salle. Cela choque les esprits aujourd’hui.
Cette générosité a un revers de taille parce qu’elle veut ignorer la rudesse de l’exception et il se pourrait bien que la tâche te soit rendue impossible par les effets silencieux d’un regard porté également sur toutes choses.
Tu n’a pas d’ennemis à priori, comprends-tu ? Tu n’en as pas. Chacun te le dira. À toi seulement de te faire aimer. Tous sont sur la piste, tous ceux qui le veulent y sont car ils en ont le droit. Mais il n’est pas nécessaire que je te dise ce que cette égalité de droit engage de rivalité féroce.
L’élection des meilleurs se fera. Il faudra qu’ils en meurent. Peut-être des meilleurs aussi. Mais est ce que cela n’a pas toujours été ainsi ?
Il faut maintenant que je te quitte. Fais ce que tu as à faire.
Peut-être seras-tu de ceux qui survivront, peut-être pas.
Le texte que tu as choisi est magnifique. Il me semble qu’il possède à la fois assez de vide pour laisser au théâtre une chance d’apparaître et qu’il porte vers ses contemporains une inquiétude généreuse d’approcher le mystère de notre présence.
Laisse toi emporter par ce qu’il te dit et tente de t’asseoir à la fenêtre d’où regardait l’auteur quand il écrivait. De là ouvre le texte en deux, fend-le pour que parvienne l’invisible dans le corps des acteurs.
Bonne chance. Ne crains que le désespoir. Pour cela mets donc l’espoir dans ta poche et porte haut le désir de vivre.
PS : Comme tu le sais, je ne suis ni près de mourir ni encore le vieux bonhomme qui ouvrait ces pages mais la metteure en scène d’une pièce qu’on jouera bientôt. Les difficultés et les empêchements sont de toutes sortes et j’aimerais klaxonner en hurlant devant le mur qui est dressé devant moi. Cela ferait une belle scène de théâtre, une scène de clown. En attendant la moitié des producteurs se sont dédits sans crier gare, les assedics ne soutiendront plus nos hoquets de salariés intermittents et je n’ai pas fini la distribution de la pièce faute de savoir exactement combien d’acteurs je vais pouvoir engager.
Cela fait parfois l’effet d’une pluie de pierres sur le frêle esquif que sont ces mots que je voudrais porter à la scène rendant l’effort dérisoire et absurde. Mais te dire combien je m’impatiente de commencer.

La Chartreuse, février 2004

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