10 octobre 2011

de Pascale Henry

 

Ouverture de la saison 1 pour l’égalité homme femme dans le spectacle vivant
Théâtre des Célestins LYON

« C’est ça le plus grand danger qu’on court. Parlez des femmes aux hommes, ils vous diront tous « A notre avis la femme… etc…». On rit. Ils ne comprennent pas pourquoi on rit.
Bon on peut essayer de les éclairer, mais, quand on le fait violemment, il y a une véritable douleur qui s’élève chez l’homme….
C’est une opacité, là, une occultation totale, ils ne voient pas. »
Marguerite Duras

Comment sommes-nous là aujourd’hui ?
Par la grâce d’un choc. Venu de la somme d’un rapport.

Quelque chose est apparu. En chiffres d’abord. Gifle sur le présupposé.
Où chacun se pince devant la photographie.
Comment c’était possible ?
On savait bien, l’assemblée nationale, les salaires des cadres, le chômage des femmes, on avait bien vent de la difficile avancée.
Mais dans les arts de la scène ? Où l’on se nourrit à priori de ce qui dérange, remue les esprits, les détourne de la répétition conservatrice…où hommes et femmes…enfin…c’est ce qu’on disait.
Devant les colonnes de chiffres il fallait pourtant se rendre à l’évidence :
Les arts, supposé lieu de tous les déplacements possibles, de toutes les audaces, nous présentaient, un visage vieux comme le monde.
Masculin. A quelques déformations féminines près.
Le choc, salutaire, méritait qu’on se repenche sur l’affaire qu’on croyait presque close. Puisqu’on pouvait voter, signer des chèques, marcher seule dans la rue ; puisqu’on pouvait choisir d’avoir des enfants, prétendre à tout désormais, à l’école, aux études, au désir finalement, à la parole même…
Comment donc on se trouvait si peu sur la photo de famille ?
Ça devait être de notre faute.
Trop timides encore, trop trouillardes, pas faites pour ça. Pas encore. Pas assez. Quoi ? Puisque tout était fait désormais pour qu’on y soit, que c’était écrit dans la loi et qu’on y était presque pas.
Qu’est-ce qu’on avait foutu ?
On était restées dans nos cuisines ou quoi ?
On nous cherchait au Ministère, paraît-il.
On cherchait des femmes qui auraient fait parler d’elles. Des femmes qui auraient le profil parce qu’enfin, on allait pas prendre n’importe qui au nom de la loi. On nous cherchait et ça commençait presque à agacer ces nouvelles obligations si c’était pour ne trouver personne qui puisse tenir la comparaison. D’égal à égal. On comprend.
On allait quand même pas refaire offense aux femmes en les prenant au nom de la loi au lieu de leur mérite d’avoir fait parler d’elles. On ne pouvait pas accepter ça au Ministère.
Sale problème.
Les femmes ne faisaient pas parler d’elles.

La photographie chiffrée en était l’indiscutable témoin. Moins d’argent, moins de textes, moins de responsabilités. Dans le rapport du Ministère, c’était clair : il y avait bien peu de femmes encore sur le terrain de la création et capables de se hisser à hauteur de la référence.
Sinon il n’y avait pas de problème. Puisque…
Il allait falloir qu’on se bouge.
Parce que le problème, c’est qu’on était bien là. Nombreuses. A écrire, fabriquer, penser, diriger, à aimer les rudesses du plateau, à supporter tout ce qu’il fallait supporter pour voir l’heure des premières répétitions arriver. Nombreuses à prétendre à l’espace et à l’occuper là où on pouvait, mêlant notre effort aux autres, à tous les autres, nombreuses. Et Invisibles pourtant, en partie, puisque la photographie le disait.
Alors quoi ?
Qu’est-ce que c’était que cet écart entre l’activité artistique des femmes et leur représentation ?
C’était quoi cette zone de disparition ?
Qu’elles ne méritent que peu d’attention parce qu’elles seraient incapables au nom de leur sexe personne n’osait le penser. Plus personne. Personne ne le pense plus. Non ?
Alors quoi ?
Alors, et parce que ça s’entend bien des fois… au sujet des textes de femmes par exemple…
Les textes de femmes ne parleraient qu’aux femmes…
Ah on entend bien ici le passage difficile…
La parole de la femme serait réservée à l’entre-soi.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire là où elle est attendue par l’homme ? Non ?
Dans la basse cour où elle se tenait avant d’accéder au rang de sujet.
Au-delà ?
Au-delà de quoi se mêle-t’-elle ?
Au-delà c’est presque inaudible encore.
C’était ça.
Non, ce n’était pas cela. Non. Après tant de siècles passés entre eux, et rien qu’entre eux, les hommes étaient forcément curieux de cette autre voix. De cette voix venue du silence où ils l’avaient tenu. Soulagés qu’elle leur parvienne, silencieux …soulagés d’eux-mêmes, déplacés enfin.

Ça non plus non…il ne fallait pas exagérer non plus…
Les femmes ne savaient pas faire valoir leur travail alors ? Se tenaient elles-mêmes à l’écart ?
Responsables de leur propre disparition dans ce manque d’habitude à se mouvoir dans les couloirs du pouvoir, toujours clandestines ?

Si récemment admises dans l’Histoire, qu’elles sont encore en terre étrangère. Et qu’elles s’attachent à chaque pas, le goûtant trop sûrement, s’attardant sur leur travail, faisant défaisant forcément, quand les hommes marchent depuis si longtemps et regardent au loin, poursuivant leurs prédécesseurs d’un pas qu’ils n’ont pas à reconnaître.
Si différentes dans leur manière de vouloir. Objet du désir depuis des millénaires, qu’est ce qu’il reste d’une femme qui insiste quand on lui dit non ?
Quand, insister pour l’homme, est à l’essence de son désir, lui qui doit prendre et conquérir, lui à qui le refus est comme une allumette …

Il allait falloir regarder en deçà de l’idéal. De l’égalité décrétée.
Se rappeler à l’histoire.
A cette séparation historique, où l’un fut sujet et l’autre pas.

Reprendre là où ça avait commencé.
Là où même le plus petit des hommes, le plus misérable et le plus écrasé d’entre eux, trouvait immanquablement à la maison plus bas que lui et donc l’objet de son rehaussement : sa femme.
Un des deux corps de l’humanité fût au prix de sa soumission l’assurance pour l’autre d’exister. Et comme aux colonies où cet état de soumission n’empêchait en rien les colons de « bien aimer » les colonisés, les hommes « aiment les femmes », ils les adorent…

« C’est nous qui faisons les femmes ce qu’elles valent, voilà pourquoi elles ne valent rien » écrivait Octave Mirbeau
C’est affaire de lutte de classes.
Ce ne sont pas quelques décennies seulement qui ont effacé par miracle ce que des siècles ont inscrit dans la langue et forgés dans les représentions des uns et des autres.

Ce n’est ni à l’honneur de l’homme, encore moins à celui de la femme qu’on soit obligé aujourd’hui d’en repasser par les comptes et les quotas.
Mais la loi nous rappelle par la force, l’histoire de cette oppression et ce que la volonté humaine à décider de dérouter.
Histoire où l’homme et la femme partent d’un présupposé d’existence éminemment différent.
Le chemin est bien à faire ensemble mais chacun d’un côté du monde, conscient de la séparation opérée par l’histoire et qui n’impliquent pas le même mouvement pour elle et pour lui.
On saisit la difficulté quant il s’agit pour l’un, de faire de la place, pour l’autre de l’inventer.
On pourrait imaginer qu’au lieu d’une affaire de perte et de gain de place, il y ait, au- dessus, la redécouverte d’un lien.
Et on voudrait croire au tremblement d’une conversation au lieu d’une guerre.

Rien ne saurait être habité de force.
La loi est un recours.

Refuser des candidatures d’hommes pour que des femmes accèdent aux responsabilités est sans doute douloureux et violent pour les hommes. C’est pourtant le seul moyen que les femmes sortent peu à peu de l’histoire telle qu’elle a été écrite.
Admettre qu’il y ait moins d’hommes qu’à l’habitude dans les programmations c’est bien simplement faire une place aux femmes.

Je ne reviendrai pas sur le doute qu’on peut avoir de leur présence…elles sont là. Ni sur la qualité de leur travail, il faut apprendre à le regarder. Et ailleurs que là où on l’attend.
Et le génie ne doit pas être une condition pour elles seulement.
Est-ce qu’on ne programme que des génies ?
Néanmoins pour qu’on en découvre il faut qu’elles entrent sur les plateaux. Bien plus qu’aujourd’hui.
Il n’en a pas été et n’en va pas autrement pour les hommes.
Ou alors y aurait-il une garantie supplémentaire à la seule qualité d’homme ?

Il est grand temps que le corps social puisse exercer son regard et affûter son oreille à ces deux côtés du monde qui SONT le monde. Depuis le temps que nous puisons en majeure partie nos références humaines à la littérature des hommes, aux théories de l’homme.
Nous n’entendons que d’une oreille.
Il faut déboucher l’autre.
Que craindre de l’addition de la parole des femmes ? De leur vision du monde ? Du rétablissement de la circulation dans une oreille sourde depuis si longtemps ?

On peut y être forcé par la loi ou s’y engager, porté par la curiosité ou encore la conviction de ne plus pouvoir ni vouloir soutenir l’Histoire aveuglément en dépit des intérêts qu’on pourrait y trouver.
A chacun de choisir son plaisir.

Au-delà de la perte encourue, crainte, insupportable, bouleversante il y a dans ce rétablissement de l’équilibre humain, la possibilité d’un mouvement, d’un lien nouveau, entre l’homme et la femme.
Au-delà d’une guerre de domination.
Une subversion certainement.
Pleine de souffle.
Et combien on en manque aujourd’hui…

Elle rouvrirait forcément les portes à la complexe exploration de ce champ tombé en désuétude et dont nos sociétés ont grand besoin : l’altérité.

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